L’avenir de notre pays passe par une réforme négociée de la haute fonction publique

L’avenir de notre pays passe par une réforme négociée de la haute fonction publique

Tribune de Luc Farré et Jean-Pascal Lanuit publiée dans le journal "Le Monde" sur la réforme de l'encadrement supérieur et ses enjeux.


Lors de son intervention le 8 avril, le président de la République appelait à une révolution du « dernier kilomètre ». Il l’accompagnait d’une proposition de réforme du « premier kilomètre », c’est-à-dire de la gestion des cadres supérieurs et dirigeants de l’État. C’est un sujet politique : un dysfonctionnement à ce niveau se répercute sur toute la chaîne, pouvant priver la décision initiale de l’effet attendu pour les citoyens.

 

Ici s’articulent le politique, programmatique et pas toujours expert, et la « machine » administrative française, mise à disposition, fonctionnant dans un univers de contraintes diverses mais réelles. Les hommes et les femmes qui y servent, souvent invisibles, hautement qualifiés, sont exposés à des sujétions spécifiques qui auraient justifié, pour nous, la création d’une nouvelle catégorie au sein de la fonction publique.

 

Ce sujet ne doit pas devenir pour autant un élément de politisation au risque de fragiliser le pays. Or, certaines prises de position, appuyées par une méconnaissance de la réalité, nous amènent à devoir préciser certains points. Les paramètres de cet échelon de gouvernance, vérifiés depuis des siècles, sont connus. L’économiste Jean Bodin (1529-1596) définit, dès 1566, le pouvoir de nomination, discrétionnaire, aux plus hauts emplois civils et militaires, comme le premier élément constitutif de la souveraineté. Encore faut-il disposer en continu de professionnels qualifiés par une expérience et des savoirs spécifiques : c’est le cursus honorum de la République romaine, les examens impériaux de l’Empire chinois.

 

L’INSP une chance


En France, en 1945, s’affirme aussi l’idée que les hauts fonctionnaires doivent défendre l’intérêt général, l’Etat de droit, au-delà de leur sujétion hiérarchique à l’autorité politique. Et ainsi la référence constante du gouvernement au retour à l’esprit de 1945 est essentielle. Il ne s’agissait pas d’imiter un « modèle » importé à la mode, mais de s’appuyer sur le dispositif pensé par des hommes et des femmes ayant vécu la faillite des élites d’avant-guerre et le comportement honteux de la collaboration. Le Conseil national de la Résistance (CNR) prévoyait la démocratisation par l’exigence du concours, la formation au sein d’une école, l’Ecole nationale d’administration (ENA), la fin des « chapelles ministérielles » et des corps, remplacés par un large corps commun interministériel à la gestion centralisée.

 

Ces principes sont repris par le projet : un instrument de formation ouvert à tous et visant l’excellence l’Institut national du service public (INSP), un corps unique de sortie interministériel, celui des administrateurs de l’État. Nous y voyons une chance. Néanmoins, certains s’inquiètent d’une « politisation » des ambassadeurs ou des préfets.

 

Comme les directeurs des administrations, ils sont aujourd’hui nommés par décision souveraine, sans condition de statut, expérience ou qualification, même si l’autorité politique, par intérêt, considère souvent ces éléments. Un statut d’emploi établira des règles là où n’en existait aucune. Le vrai risque de politisation provient plus d’une concurrence croissante pour l’accès à des emplois de responsabilité en réduction qui érige le passage en cabinet ministériel en passage obligé.

 

Sortir des situations acquises


À cet égard, il y a une rupture : on parle du cœur de l’encadrement supérieur et dirigeant de l’État, de 13 000 à 15 000 hauts fonctionnaires. Pour nous, le courage de cette réforme est de sortir des situations acquises, minoritaires et trompeuses. Il faut une action sur le barycentre de la haute fonction publique pour transformer plus que de l’écume.

 

Le statu quo, défendu par certains, justifie que dans une même situation d’études, concours, talents, expérience et mission, deux agents aient des perspectives et des rémunérations très divergentes selon leur ministère ou corps d’appartenance. Tout se joue vingt ans plus tôt, souvent sur un hasard.

 

Comment alors attendre que l’État puisse aider à déployer, urbi et orbi, des dispositifs de deuxième chance, la reconnaissance des acquis de l’expérience, la lutte contre les discriminations, la formation tout au long de la vie, les équilibres entre vie professionnelle et familiale quand ses plus hauts cadres sont gérés en contradiction avec ces principes ?

 

La sécurisation face à l’aléa politique


Notre solution : construire des parcours attractifs de carrière où l’État saura mieux utiliser le capital humain, renonçant aux concurrences malsaines, au recrutement « sur étagère » sans souci de l’avenir. La constitution d’une délégation interministérielle à l’encadrement supérieur et la prise d’autorité du premier ministre sur les employeurs de proximité y contribuent.

 

Il faut alors déployer un dispositif crédible d’évaluation des cadres qui abandonne l’appréciation simpliste et définitive pour identifier l’apport personnel réel, indépendamment des équipes et des contraintes. Une gageure. Mais l’État a un devoir d’exemplarité, c’est le prix de sa transformation.

 

Pour nous, comme en 1946, des droits nouveaux doivent s’affirmer comme la formation continue, la reconnaissance des acquis de l’expérience, la reconversion, la respiration en cours de carrière, leur sécurisation face à l’aléa politique. Cette protection n’est pas contradictoire avec l’obligation de servir loyalement comme l’action des muscles agonistes et antagonistes loin de contredire le mouvement le permet.

 

Les autorités politiques se sont trop désintéressées de la haute administration. Force est de constater que le gouvernement a marqué un intérêt qu’aucun autre n’avait montré. Il a consulté, approfondi sa réflexion, notamment grâce au rapport de Frédéric Thiriez. Il y a désormais une alternative à la société d’étiquette et d’entregent.

 

Nous rappelons au premier ministre et à la ministre de la transformation et de la fonction publiques qu’un dialogue social approfondi, fondé sur la négociation avec les organisations syndicales, est incontournable pour qu’un chantier de refondation aussi fondamental aboutisse d’ici la fin du quinquennat pour le plus grand intérêt de la nation.

 

Luc Farré, secrétaire général de l’UNSA Fonction publique.


Jean-Pascal Lanuit, ancien élève de l’ENA, président de l’Union syndicale des administrateurs civils, syndicat rattaché à l’UNSA, membre à ce titre du conseil d’administration de l’ENA.

 

Tribune publiée dans le journal "Le monde" du 15 juillet 2021

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